Arabesques féminines

Série de dessins au fusain (2020)

PIED D’ESCLAVAGE
Delphine Ciolek, fusain, 2020

Fraîchement débarquée à la Réunion en 2017, je passe mes week-ends à me balader sur l’île. Rapidement, je suis intriguée par les arbres que je rencontre sur ma route. Dans les branchages, les troncs et les racines, je distingue des formes humaines. Des silhouettes féminines. Bras, jambes, ventres, poitrines, recouverts de branches, de mousses ou d’orchidées. Qui se tendent en arabesques, se crispent ou reposent sereinement. L’expérience se produit à plusieurs reprises : que ce soit dans les bas, à Saint Paul, à Saint Pierre, au Verger Rosthon, ou dans les cirques, à Aurère, à la Roche écrite, au Petit Bénare, à la Plaine des Tamarins, au Sentier Scout.

Non, je ne rêve pas, ce sont bien des femmes qui gisent là, em-murées ! Em-boisées, oserais-je dire. Comment diable sont-elles arrivées là ? Se seraient-elles abritées près de quelques arbres maléfiques qui les auraient alors absorbées ? Ou, cherchant à se cacher, auraient-elles demandé refuge à des pieds de bois protecteurs ? Mystère.

Je n’en dors plus la nuit. Un matin d’insomnie, je retourne au front de mer de Saint Paul voir l’un de ces arbres. Je l’observe longuement puis l’interroge. En vain. Afin de garder des traces de cette présence féminine, j’ai apporté mon carnet de croquis et des bâtonnets de fusain. Je tente de reproduire ce que je vois sous le soleil hivernal qui perce les nuages. Une fois les contours posés, je lisse les grains noirs avec douceur. Encore et encore.

A peine le dessin est-il terminé que j’entends une voix s’élever des branchages. Il n’y a pourtant personne autour de moi ! Une femme est bel et bien en train de me conter son histoire : un oncle incestueux, une grossesse non désirée… Pour échapper à son destin, elle a préféré s’enfuir. La voici à présent plantée dos à la mer, son ventre de jeune femme enceinte bien visible. Elle est bien en sécurité entre les fibres de bois.

Je reviens avec des amis dans la journée, mais l’arbre reste silencieux. Aurais-je subi une hallucination sonore ? Pour en avoir le cœur net, je retourne, seule, auprès de chacun des arbres « habités » que j’avais repérés. Après chaque dessin, les femmes cachées là me confient également leur secret : de l’esclave du XVIIIème siècle, qui a réussi à déserter les champs de canne les fers aux poignets, à la rebelle contemporaine, qui préfère tracer sa propre route en solo plutôt qu’être engluée dans le burn-out, en passant par la femme battue qui quitte son mari violent et s’écroule sans force. Cachées dans les arbres pour se protéger, elles ont fini par ne former plus qu’un avec leurs hôtes arborés. Créant ainsi de nouvelles espèces de pieds de bois*.

PIED DE VIOLENCE CONJUGALE
Delphine Ciolek, fusain, 2020

* Pied de bois : terme créole désignant un arbre

Arabesque : Ligne idéale, sinueuse, résumant le rythme essentiel d’une composition peinte, dessinée ou sculptée (définition Larousse)